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Souvenirs de l’enfance : trois romanciers jordaniens revisitent leur passé
AMMAN – Les romans, peu importe leurs milieux, abordent des sujets variés. Pourtant, lorsque des écrivains jordaniens choisissent d’évoquer leurs souvenirs d’enfance et d’en faire le cœur de leur œuvre, c’est une démarche remarquable qui mérite attention et réflexion.
Dr. Ziad Abu Laban, auteur de « Anfâs Maktoûma » (Souffles Étouffés), Mohamed Al-Amiri avec « Chajaratu Al-Leef » (L’Arbre de Loofah), et Dr. Mohamed Al-Qawasmi, écrivain de « Aswat Fi Al-Mukhayyam » (Des Voix dans le Camp) et « Charee’ Al-Thalatheen » (La Rue Trente), nous font redécouvrir, à travers leurs écrits, des souvenirs d’enfance qui évoquent la nostalgie de l’étreinte maternelle chaleureuse et leurs désirs d’enfant de « revenir à l’époque où ils se baignaient dans une bassine en profitant des rituels du bain parfumés à l’odeur de leur mère », une question qui vaut la peine d’être explorée et approfondie.
Des souvenirs d’enfance qui soulèvent des questions en quête de réponses : pourquoi ces romanciers retournent-ils vers le passé ? Est-ce pour sa beauté apparente ou peut-être en raison de l’horreur du présent, sachant que leurs jeunes années n’étaient pas dorées, mais plutôt marquées par divers degrés de difficultés ?
Peut-être ces auteurs portent-ils en eux un cri étouffé, un sentiment enfoui ou une émotion profonde liée à leur parcours de vie, des cicatrices dont il est temps de révéler l’histoire ?
C’est ce que nous tentons de découvrir dans ce reportage.
« Anfâs Maktoûma »: des souffles étouffés racontés
Dr. Ziad Abu Laban, dans « Anfâs Maktoûma et autres histoires », excelle par une narration cohérente qui décrit la dure réalité des ses personnages sur 119 histoires. Il les laisse interagir avec liberté dans la suite des événements sans influence ni interruption ; une réalisation littéraire captivante qui se pare d’une prose fluide et claire dont le lecteur ne peut se détacher.
Les protagonistes sont 11 filles aux prénoms différents, avec la mère comme héroïne ou force motrice, considérée comme la surveillante de leur conduite et leur guide avec son expérience et sa sagesse. Il se contente d’observer leurs mouvements et de briser les interdits dans des espaces restreints, le temps et l’espace se limitant à l’action de ses héroïnes.
Abu Laban souligne le rôle de la mère : « Assurément, la mère est une figure principale dans toutes les histoires, la matrone qui élève et forme une génération apte à gérer la vie, elle comprend l’essence de ses enfants et, même émoussée par les épreuves de l’existence, son instinct la met en garde contre les dangers qui les guettent. »
Les pères et les questions de leurs enfants
Abu Laban considère que les pères sont souvent embarrassés par les questions de leurs enfants, surtout celles posées avec l’innocence et l’audace de la jeunesse. Il estime que les enfants sont plus forts pour poser des questions audacieuses, que leur innocence est corrompue à mesure qu’ils vieillissent, et que les questions deviennent source de peur face à la culture de l’honneur ou des inconnus. Manquant de sensibilisation, les pères, peu armés de connaissances, se retrouvent incapables de répondre aux questions de leurs enfants et parfois donnent des réponses ambiguës qui engendrent d’autres questions restant sans réponse.
Il explique: « Lorsqu’un des personnages de l’histoire (la petite Suad) est dépassée par la mort qui ronge lentement son père malade du cancer, elle écrit une lettre à Dieu pour les sauver de la faim et la place sur la tombe de son père pour qu’il la remette à Dieu. »
Concluant son entretien avec Al Jazeera, il précise que « ces histoires restent les plus audacieuses dans leur approche de la culture de l’honneur chez les enfants, écrites dans un style qui valorise la beauté de la langue, reflétant ainsi une vision nouvelle du monde des enfants ou des petits garçons, un monde hanté par la peur ».
« Chajaratu Al-Leef », mémoire tissée
La narration poétique de « Chajaratu Al-Leef » décrit, sur 170 pages, la vie d’un enfant comme s’il était filmé, et le « bain du vendredi » comme un rituel spécial et des tourments tout aussi particuliers, « ses eaux bouillantes sur le réchaud à gaz et le protagoniste le savon napolitain à deux clés, quelque chose de rude et d’âpre qui me râcle le dos… J’essayais de m’échapper, ressemblant à un prisonnier sous la contrainte du loofah. » Le loofah de l’arbre qui pousse devant la maison, traité comme l’un des siens bien qu’il soit incommestible.
L’œuvre enregistre, d’après Al-Amiri, la mémoire d’un enfant qui a vécu des farces d’école et les événements de la région dans une narration agrémentée d’images vivantes, telles que la corvée d’eau avec sa grand-mère ou ses relations avec ses camarades de jeu et voisins, les véritables acteurs de « Chajaratu Al-Leef », elle capture aussi le frisson des cascades et la joie de la campagne et de ses cérémonies de circoncision, décrits par Al-Amiri comme de véritables célébrations.
L’enfance et la coloration des oiseaux
Dans son discours à Al Jazeera, Al-Amiri affirme que « l’enfance est une réserve de souvenirs délicieux qui sous-tendent le récit et la poésie, et tout ce qui est encore vierge et non corrompu, je suis convaincu que la mémoire d’un enfant est comme une caméra non brouillée dotée d’une puissance criante impossible à oublier ».
Il évoque ses propres souvenirs d’enfance: « J’ai vécu des événements et des souvenirs, dont les attractions fantastiques comme la coloration des oiseaux. Mon frère Ali et moi attrapions des oiseaux, les peignions, puis les relâchions, et chacun reconnaissait ses oiseaux, qui ne tardaient pas à revenir sans leur couleur d’origine pour s’installer sur la vigne du jardin (la pergola) ».
« Toujours je sens l’odeur de l’enfance »
Il ajoute: « Jusqu’à présent, lorsque je descends dans la vallée du Jourdain pour voir ma mère, malgré mon âge avancé, je sens l’odeur du lait d’enfance lorsque je l’embrasse, et je tente toujours de stimuler sa mémoire pour qu’elle me parle de ces paradoxes. »
La mère, une patrie
Dans le même contexte, le critique et poète Rachid Issa considère que la mère est plus qu’une figure féminine, « c’est votre patrie qui ne demande ni passeport ni taxes… C’est un havre qui offre amour et tendresse, le seul être qui vous donne son cœur sans attendre de remerciements ou de contrepartie ».
Issa explique que l’approche des écrivains envers les mères est sacrée, démontrant un attachement éternel à la figure maternelle, l’incarnation première de la quiétude. « C’est le désir de retour à l’enfance, cette peur de la mort et cette lassitude face aux peines de l’âge adulte qui nous poussent vers cette envie de demeurer enfants, bercés par l’inconscience. Le giron maternel est le seul qui offre une fidélité absolue, d’où notre aspiration constante », ajoutant que la mère est comme un paradis au milieu d’un désert d’espoirs déçus, et même les plus grands souverains, quand les soucis s’amoncellent, se souviennent de l’étreinte de leur mère.