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Fin de la femme forte : comment les manifestations ont renversé la PM du Bangladesh
Sur fond de manifestations massives au cours des dernières semaines, la Première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina Wazed, a démissionné aujourd’hui, lundi, et quitté le pays à bord d’un hélicoptère militaire, alors que l’armée annonçait des discussions pour former un gouvernement intérimaire. Ces développements surviennent après une journée tragique, dimanche, qui a vu la mort d’environ 100 personnes, dont 13 membres des forces de police, et des centaines d’autres blessées lors de violents heurts à travers le pays, le plus lourd bilan quotidien de victimes depuis le début de l’actuelle révolte.
Le déclencheur des manifestations a eu lieu le 5 juin dernier, après la décision de la Cour suprême du Bangladesh de rétablir le système de quotas, inversant les mesures de réforme qui avaient aboli ce régime suite à des manifestations massives en 2018. Le système de quotas accorde aux familles de vétérans de la guerre d’indépendance contre le Pakistan, dans les années 70, une part importante (jugée injuste par les manifestants) des emplois dans la fonction publique, ainsi que d’autres privilèges exceptionnels. Cela a conduit à des manifestations à grande échelle, franchissant des lignes rouges sans précédent depuis que la Première ministre Sheikh Hasina Wazed est arrivée au pouvoir pour la première fois en 1996, et y est revenue en 2008.
De la révolte étudiante à l’insurrection populaire
Les étudiants étaient à l’avant-garde des manifestations, connues sous le nom de « manifestations des quotas », qui ont attiré une attention internationale considérable, en particulier après que le gouvernement a choisi de les réprimer par la force, entraînant la mort d’au moins 300 personnes jusqu’à présent. Alors que la décision du système judiciaire bangladais le 21 juillet d’abaisser le quota de 30 % à seulement 5 % était considérée comme une réponse claire aux demandes des manifestants, cette accalmie s’est rapidement révélée temporaire et insoutenable, car elle a permis au gouvernement de poursuivre sa campagne répressive, aggravant ainsi les frustrations et les protestations dans les rues du Bangladesh.
Une répression sanglante et des promesses trahies
Au cours de sa campagne de répression brutale, le gouvernement bangladais a arrêté au moins 5500 personnes, déployé 27 000 soldats à travers le pays, imposé un couvre-feu et coupé les services Internet (le gouvernement prétendant d’abord que cette coupure était dû à des actes de vandalisme des manifestants). Alors que le gouvernement s’était engagé, pendant la courte accalmie après l’abrogation du système de quotas, à mener une enquête judiciaire pour examiner les violations ayant conduit à ce nombre élevé de victimes, il a rapidement rompu ses promesses en ciblant les dirigeants du mouvement étudiant, dont Naheed Islam, arrêté avec d’autres à l’hôpital pendant qu’il recevait des soins.
Avec le rétablissement des services Internet, un torrent de vidéos montrant les meurtres et les violences exercées par les forces de sécurité contre les manifestants a inondé les réseaux sociaux, poussant ces derniers à intensifier leurs revendications en appelant à l’arrêt complet de toutes les usines et des transports publics, et en incitant les gens à ne pas payer leurs impôts ou leurs factures de services publics. De plus, les manifestants ont appelé environ 10 millions de leurs compatriotes vivant à l’étranger à interrompre les transferts d’argent, estimés à environ deux milliards de dollars par an.
Des tragédies familiales et la montée de la colère
Les sentiments de colère ont été exacerbés par des rapports de l’UNICEF faisant état de la mort d’au moins 32 enfants lors des manifestations, les forces de sécurité ayant tiré sur plusieurs d’entre eux à l’intérieur de leurs maisons, et des milices du parti au pouvoir tirant au hasard sur les fenêtres. Alors que la société bangladaise a largement enduré des cas de disparitions mystérieuses, avec près de 2500 cas de meurtres extrajudiciaires signalés entre 2009 et 2022, le « massacre » d’innocents en plein jour, selon l’expression de la revue « Time », était trop flagrant pour être ignoré, sur fond de stagnation économique et d’accusations de corruption généralisée.
Les manifestations étudiantes se sont donc transformées en une insurrection populaire massive, balayant tout le pays, concentrant leur colère sur la Première ministre Hasina Wazed et son régime, au point que son père, Sheikh Mujibur Rahman, héros de l’indépendance autrefois vénéré, a également fait l’objet de ressentiment, alors que de nombreuses statues et portraits de lui étaient défigurés lors des manifestations.
Des revendications au-delà du système de quotas
Bien que le système de quotas ait initialement déclenché les protestations, il est essentiel de comprendre pourquoi les Bangladais le rejettent avec une telle intensité. Ce système, instauré il y a plus de cinquante ans par le Premier ministre de l’époque, Sheikh Mujibur Rahman, père de Sheikh Hasina, visait à garantir des opportunités d’emploi pour les anciens combattants de la « guerre d’indépendance » et leurs familles, ainsi qu’à aider les personnes vivant dans des régions reculées et les groupes les plus vulnérables. Au fil du temps, ce système est devenu une méthode de financement du népotisme politique du parti au pouvoir, la Ligue Awami.
Actuellement, les descendants des « combattants de la liberté » ne représentent qu’une petite partie de la population bangladaise, estimée entre 0,12 % et 0,2 %. Selon Navida Khan, anthropologue à l’université Johns Hopkins, les « quotas des combattants de la liberté » vont sans aucun doute à la « clientèle choisie » de Hasina. La Première ministre a toujours soutenu le système de quotas en arguant que ceux qui ont sacrifié leur vie dans la guerre d’indépendance, ainsi que les femmes qui ont été violées pendant cette guerre, doivent recevoir les plus grands honneurs de la société.
Vers un changement politique inévitable
Le mécontentement croissant concernant le système de quotas, à l’heure où le pays fait face à des taux de chômage élevés parmi les jeunes et à une inflation croissante, a contribué à une série de manifestations estudiantines consécutives. Ces dernières ont abouti à l’abrogation du quota de 30 % des nouveaux emplois publics pour les descendants des combattants de la guerre d’indépendance. Du coup, moins de la moitié des emplois étaient ouverts à la concurrence pour les autres Bangladais, s’élevant à 171 millions.
Les manifestations actuelles représentent donc en partie une continuité du paysage contestataire au Bangladesh, dominé par les étudiants des universités publiques et privées, qui utilisent les réseaux sociaux pour apporter un élan supplémentaire à leur mouvement. Avec le soutien d’autres partis d’opposition et de diverses couches sociales, les manifestations se sont rapidement transformées d’un simple mouvement étudiant en une insurrection à grande échelle sans précédent depuis la chute du régime militaire, avec des centaines de victimes.
Quel avenir pour le Bangladesh ?
Bien que le système de quotas soit un sujet emblématique des révoltes, il ne suffit pas à expliquer les racines de l’actualités protestation. Celle-ci est nourrie par une dictature grandissante, une stagnation économique sévère et une corruption généralisée. En effet, le système de quotas n’était rien de plus qu’un symbole autour duquel les jeunes manifestants et de nombreux citoyens en colère se sont rassemblés pour dénoncer les injustices et les problèmes plus profonds qui ont finalement engendré cette colère.
Après plus de 15 ans de règne, le départ de la femme forte, cheffe du gouvernement, ouvre une nouvelle page dans l’histoire politique du Bangladesh, emplie de troubles. Les Bangladais espèrent maintenant que leurs manifestations donneront naissance à un système politique juste, enveloppé dans une démocratie authentique, mais l’approche de ce chemin promet d’être semée d’embûches.