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Lorsque l’obscurité tombe sur l’ultime note de Wozzeck, le spectateur devrait être laminé. Prostré sur son fauteuil, ravagé par tant de désespoir exprimé avec tant de puissance. Pourtant, à l’Opéra de Lyon, l’impression était bien plus « confortable » le soir de la première, signe que quelque chose n’avait pas véritablement fonctionné.
Un déséquilibre musical et dramatique
Pourquoi n’était-on pas davantage bouleversé par la descente aux enfers de ce marginal obsédé par la mort ? En adaptant en 1925 la pièce écrite un siècle plus tôt par Georg Büchner, le compositeur viennois Alban Berg inscrivait son nom en lettres sombres et brûlantes au Panthéon de l’art lyrique. Dès 1933, le régime nazi interdit d’ailleurs toute représentation de l’œuvre.
Cette sensation mitigée ressentie à Lyon n’est directement imputable à aucune des forces musicales ou dramatiques engagées, mais plutôt à leur conjonction. Sous la direction toujours très éloquente de Daniele Rustioni, l’orchestre rutile. Cependant, les nuances les plus douces sont absentes : tout sonne sain, voire triomphant, sans les climats sonores malades ni les lumières blafardes requises par la partition. Les deux accords chauffés à blanc qui ponctuent le meurtre de Marie par Wozzeck ne devraient-ils pas nous clouer sur place, avant de nous hanter des heures durant ? La palette de l’excellent chœur de l’Opéra de Lyon mériterait, elle aussi, d’être sollicitée plus finement.
Des personnages sous surveillance
Après une prise de rôle réussie à Toulouse en 2021, le baryton Stéphane Degout retrouve le malheureux Wozzeck, victime de ses démons personnels et de la brutalité des hommes. Investi vocalement et émotionnellement, le chanteur dessine un caractère anxieux et fragile, dont le chemin semble tout tracé dès les premières scènes, au risque d’un peu de monotonie dans l’incarnation.
À ses côtés, la Marie tonitruante de la soprano Ambur Braid se révèle hélas bien prosaïque, tandis que les brèves interventions de Margret, figure du destin, font goûter le timbre chaleureux de la mezzo Jenny Anne Flory. Mention particulière au Capitaine tapageur et fanfaron, incarné par le ténor Thomas Ebenstein : son charisme et sa voix percutante se distinguent au sein d’une équipe tout à fait honorable.
Dans un vaste espace gris et nu, Richard Brunel propose une mise en scène sous surveillance. Tels des cobayes, les personnages sont constamment observés, jaugés, évalués par les autorités sociales : science, religion, politiques, économie, armée.
Dualités diluées
Pour améliorer son maigre ordinaire, Wozzeck se prête aux expérimentations d’un docteur mégalomane et subit les remontrances morales de plus puissant que lui, à savoir à peu près tout le monde. D’une scène à l’autre, cette âme instable est submergée par des visions de sang et de ruine. Aucun refuge en lui-même ni auprès des autres.
C’est là où le bât blesse. Sur le plateau, Richard Brunel convoque trop souvent de nombreux personnages, si bien que l’opposition entre l’angoisse de la solitude et l’oppression de la foule se dilue. Problématique également, le renoncement au balancement entre le confinement urbain et les échappées de Wozzeck dans la nature nocturne, dont la poésie hostile, noyée par une lune sanglante, nourrit les tourments. Pris dans un réseau étroit et anecdotique, l’ouvrage perd ainsi de sa fulgurance comme de son universalité.